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Interview Jacques Villeneuve / Patrick Lemarié (Feed Racing): “On rêve au sport automobile”

Feed Racing: Jacques Villeneuve au centre et Patrick Lemarié lors de notre interview

Au travers de leur école de pilotage, Feed Racing France, Jacques Villeneuve et Patrick Lemarié veulent lancer leurs futurs talents en sport automobile. A l’occasion de notre reportage sur cette école, à Magny-Cours, nous avons abordé avec eux les raisons de la création de cette compétition.

LMSA: Feed signifie nourrir en français. Pourquoi ce nom de Feed Racing?

Jacques Villeneuve: Parce qu’on veut nourrir le talent, lui donner une chance. Ça vient aussi des USA. Toutes les catégories mineures sont des « feeder series » (une petite série menant à de plus grandes). Le but est de donner une place au talent qui n’a pas les moyens.

LMSA: Feed Racing a-t-elle pour philosophie de lancer des pilotes dans le monde du sport automobile tous les ans? Si oui, n’avez-vous pas peur de perdre en qualité d’accompagnement?

J.V: Nous de toute façon, on ne finance qu’une année en F4. On ne peut pas faire un suivi sur 5 ans, puisque c’est quand même de l’argent de nos poches. Donc ça donne une chance, après c’est aux vainqueurs de performer. Le sport auto est un milieu dans lequel il faut être autodidacte. Si on a besoin d’être entouré pour performer, c’est qu’il y a déjà une lacune.

LMSA: Vous allez lancer des pilotes sans ou avec peu d’expérience chez Carlin, l’une des meilleures équipes de Formule 4 britannique. Leur demanderez-vous de jouer les premiers rangs directement?

Patrick Lemarié: On ne peut pas se permettre d’être patient. Quand Lando Norris est arrivé, il a gagné directement. Carlin est une très bonne équipe, on leur donne les moyens de briller. Il n’y a pas d’excuses, donc l’objectif est d’aller gagner le championnat.

LMSA: Pourquoi avoir choisi de lancer vos talents en F4 britannique plutôt qu’en française?

J.V: Il nous fallait une équipe d’envergure. Carlin a quand même gagné des championnats dans plusieurs catégories, avec des pilotes de renom. Ils roulent aussi en Formule Indy aux Etats-Unis, donc c’est très crédible. On veut également que nos vainqueurs apprennent à travailler car là, le pilote a son équipe dans l’équipe, avec son ingénieur, par exemple. C’est très différent du championnat français ou il y a une équipe pour tout le monde et où l’on ne sait pas trop ce qui se passe.

P.L: On a une vision internationale de Feed Racing, on a eu 10 nationalités d’élèves cette année. En conséquence, c’est très important pour nous d’être dans un championnat qui ne soit pas français. Donc c’était soit l’Angleterre, soit l’Italie. On a choisi l’Angleterre car on aime bien ce pays, puisqu’il il y a encore des pistes assez compliquées. Ça reste un endroit où on apprend bien son métier.

LMSA: La formule Feed Racing est, certes, économique, mais débourser plus de 11 500 euros n’est pas à la portée de tout le monde. Espérez-vous faire baisser ce chiffre dans les années à venir?

P.L: Déjà l’année prochaine ça passe à 12 000€, alors on ne va pas dans ce sens là. Mais, pour quelqu’un qui s’y connait un peu en sport automobile, cinq jours de roulage pour ce prix, avec un matériel neuf, l’accompagnement derrière, ça n’existe pas. Il est évident qu’à moyen terme, on va essayer d’aller plus loin dans la démarche. Ceci afin d’amener des jeunes avec des sommes plus réduites. Maintenant il faut aussi que l’école démarre et prenne forme avant de trouver des solutions d’accès plus faciles.

J.V: D’autant que ce n’est pas un jeu, c’est du sérieux ici. Comme disait Patrick, ça semble cher mais une journée d’essais seule chez Carlin c’est 15 000 livres.

P.L: Voila, donc c’est un sport qui coûte très cher. Nous, ils roulent cinq jours pour 12 000€, c’est le prix d’un kart. On tire les prix au maximum, même si le sport est toujours très cher et malheureusement pas ouvert à tout le monde. Et le but de l’école c’est de démocratiser tout cela pour donner aux jeunes le droit de rêver.

LMSA: Volant Elf, Shell, ces compétitions ont connu leur apogée dans les années 60-70-80, avant de disparaître. Qu’est-ce qui fait qu’aujourd’hui, 2019 est la bonne période pour en relancer?

J.V: Déjà les équipes ont quelque peu éteint les volants en créant leurs filières de pilotes. Que ce soit Red Bull, Mercedes, Ferrari, ils ont pris des jeunes en leur finançant le karting. Mais s’ils font ça à 12 ans, ils ne savent pas ce que ça va donner. Sauf qu’ils se sentent obligés de se donner raison et faire monter leurs pilotes. D’autant que ces derniers payent énormément pour être dans la filière. Ça a des avantages, évidemment, mais ils s’imposent par la suite d’amener des pilotes qui ne sont peut-être pas les meilleurs non plus. Après, les pilotes ont le droit d’être fortunés. Senna, Lauda, étaient riches. Mais ils avaient une faim de victoire qui les différenciait et c’est ce qu’on essaye de trouver avec nos jeunes talents. On veut vraiment un pilote qui a cette envie de gagner.

P.L: C’est ce qu’on retrouve ici avec nos jeunes. On voit que c’est une compétition, qu’ils ont une vraie envie de gagner. A mon époque, il y a avait 7 écoles en France qui permettaient de se lancer. A chaque sélection, il y avait près de 400-500 candidats, et le vainqueur faisaient carrière par la suite. C’est ce que nous visons.

J.V: Et pas uniquement le vainqueur. Patrick a été finaliste, mais même sans gagner il a fait une assez longue carrière en Formule 1. Ça a prouvé aux équipes qu’il y a du talent qui existe, et qu’ils ne l’ont peut-être pas vu quand le pilote avait 12 ans.

LMSA: Espérez-vous donc que le second ou le troisième de Feed Racing soient repérés et aient la chance de progresser par la suite?

J.V: Clairement! En Formule 4 ça va être dur car les équipes n’ont plus leur propre budget. Elles ont pris l’habitude d’avoir des pilotes qui payent 450 000 – 500 000€ pour rouler. C’est farfelu, hallucinant. Donc ça c’est un problème. Plusieurs pilotes qui ont 18-19 ans n’ont également jamais roulé, puisque les parents ne voulaient pas, par exemple. Eux aussi doivent avoir leur chance.

LMSA: Patrick, vous avez participé au volant Elf en 1987. Lors de cette épreuve, y a-t-il quelque chose qui vous a marqué que vous souhaitiez absolument reprendre ici?

P.L: Tout, en fait. La difficulté, la chance ultime, la possibilité de changer de vie, d’aller au bout de son rêve. Je me rappelle que c’était une expérience extrêmement difficile psychologiquement. D’assimiler, déjà, la technique, ça faisait vraiment ressortir toutes les capacités qu’on a en nous. Et le système de sélection par quart, demi et finale, c’est vraiment quelque chose qu’on retrouve dans le sport automobile. Ce besoin d’être performant en peu de temps, sous pression gigantesque. Soit on était finaliste, soit on n’était rien. Donc c’est un petit résumé de ce qui attend une carrière de pilote. Tout est réuni et toutes les difficultés sont là.

LMSA: Vous vous montrez souvent critique envers le fait que les ordinateurs laissent de moins en moins de place au pilote. Avec Feed Racing, souhaitez-vous replacer l’humain au centre des débats?

J.V: C’est sûr que là on n’a pas d’acquisition de données. Ils ont leurs vidéos, se regardent, s’analysent dedans et c’est très bien. On se rend même compte que sans datas, ils assimilent mieux. Souvent, les jeunes sortent de leur voiture et on leur met un ordinateur sous les yeux. Ça leur donne des réponses… à des questions qu’ils n’ont même pas. Et pilotes comme ingénieurs oublient de travailler par eux-mêmes, passent à côté de beaucoup beaucoup de réglages. Les datas sont utiles comme un outil en plus, mais il faut d’abord avoir réfléchi sur ce qui allait ou pas. Certains ingénieurs disent même qu’ils n’ont pas envie d’entendre leurs pilotes. C’est le monde à l’envers!

P.L: De toute manière on ne peut pas travailler sur les datas. Pour ce faire, on doit avoir une comparaison et on ne peut pas demander au meilleur temps de la journée de laisser ses données aux autres. C’est un concours ici. Ils ont eu cinq journées pour apprendre à piloter, certains l’ont bien assimilé, d’autres moins bien, point.

LMSA: Vous avez également critiqué le fait que les pilotes passaient trop de temps en simulateurs. Pourquoi alors laisser sa chance à un simracer?

J.V: Là c’est très différent. Les simracers c’est un jeu, ça reste quelque chose de ludique. On a fait des compétitions online, c’est très rigolo, ça comporte une partie de concentration réelle mais ça reste quand même ludique. Le problème en course auto, c’est qu’on voit tellement de pilotes passer des heures à prendre tous les risques en simulateur, que dès le premier tour il connaissent leurs limites. Sauf que quand quelque chose va de travers, il n’y a pas de bouton reset. Donc il y a une perte de respect du danger qui vient à travers les simulateurs.

P.L: Et puis c’est super de les avoir ici (les simracers, ndlr) parce que ça calme un peu. Je pense qu’ils se rendent compte qu’il y a une grosse marche à franchir lorsqu’on les met au volant. Et il faut bosser pour bien rouler, ce n’est pas évident. Un certain travail peut être fait, mais c’est très restreint. Aujourd’hui, les simulateurs sont plutôt un jouet pour ingénieurs, les pilotes n’y passent pas leurs journées. Par contre, que des simracers aient envie de tenter leur chance, c’est très intéressant.

J.V: Effectivement, souvent, les pilotes de course ne sont, même, pas voulus dans les simulateurs. Pour prendre des repères, oui, mais certains deviennent des pros du simulateur. Et à ce moment là, ils perdent deux dixièmes sur la piste. Il y a une petite nuance, il faut faire attention à ça. On l’a vu avec Jann Mardenborough (simracer vainqueur de la Nissan GT Academy 2011, devenu pilote Nissan, ndlr) qui s’est envolé et a tué quelqu’un au Nürburgring. Tout le monde lui a dit de ralentir sur la bosse (de Flugplatz, ndlr) mais il ne l’a pas fait parce que dans ses jeux il passait à fond. Et ça c’est le résultat de ne pas avoir grandi dans ce milieu avec le risque. Il peut y avoir de très bons pilotes, mais l’approche psychologique est différente.

LMSA: Jacques: Pilote de F1, FE, Indycar, endurance, commentateur de Grand Prix, chanteur et j’en passe beaucoup. Pourquoi diriger votre vie vers l’instruction, maintenant?

J.V: Le côté apprentissage m’a toujours plu, je faisais déjà cela avec des jeunes en ski il y a plusieurs années. Mais j’imagine qu’en sport automobile, c’est depuis que je commente sur Canal+. Je vois mieux le milieu et tous les talents qui passent à la trappe nous énervent (avec Patrick, ndlr). On ne peut pas choisir un pilote à 12 ans. On ne sait pas comment il va évoluer physiquement, mentalement, comme personne, c’est ce qu’on voit ici, puisque beaucoup de kartistes ne savent pas piloter une voiture. Donc impossible de le savoir.

LMSA: Votre programme est pourtant ouvert à partir de 14 ans. Le même problème ne se pose-t-il pas?

J.V: On trouve que c’est trop jeune, mais la Formule 4 est autorisée à partir de 15 ans donc on s’aligne. Et c’est bien pour cela qu’on fait Feed Racing sur ce type de voitures. Il n’y a par ailleurs que la première année qui nous intéresse, la suite est entre leurs mains. C’est à eux de montrer qu’ils méritent leur place et de se frayer un chemin dans ce milieu.

P.L: N’oublions toutefois pas qu’on a ouvert l’âge jusqu’à 21 ans.

J.V: Effectivement, puisque pour plusieurs raisons, certains ne commencent qu’à 18-19 ans. On doit leur laisser une chance. J’ai commencé à 17 ans, Patrick pareil, c’est dommage de passer à côté de potentiels talents qui sont un peu plus âgés mais n’ont jamais eu le droit d’y goûter.

P.L: (Marijn) Kremers (champion du monde de kart) en est l’exemple. Il roule pour Birel ART en kart, donc il aurait pu participer à la sélection Richard Mille. Mais ça ne s’est pas fait parce qu’il était huit mois trop vieux. Pourtant c’est un garçon qui roule bien, donc c’est dommage de se passer de quelqu’un de talentueux pour moins d’un an. On regarde l’âge quand le pilote est moyen, pas quand il est très bon. Ce qu’on veut c’est du talent, qu’il ait de 14 à 20 ans. Le meilleur c’est celui qui nous représentera le mieux.

LMSA: Après des carrières aussi fructueuses en sport automobile, aviez-vous le sentiment d’être redevables auprès de ce monde?

J.V: Non ce n’est pas une question d’être redevable parce qu’on s’est toujours battus. C’est plus de voir le talent gâché, tous ceux qui n’avaient pas le même droit de rêver que nous. Ça me démangeait, ça me bouffait de l’intérieur. C’est de là que Feed Racing est parti.

P.L: Rien n’a été gratuit pour nous, donc il ne s’agit pas de redonner quelque chose qu’on a reçu. Actuellement, il y a énormément de problèmes et tout vient de la base. J’ai été champion de France de kart avec l’équivalent de 5 000€ et mon cousin en tant que mécano. Aujourd’hui ce n’est même pas la peine d’essayer. Donc c’est pour ça qu’on a envie de faire ça. Que ce soit compliqué parce qu’il y a de l’argent, oui. Mais il faut quand même qu’on arrive à s’en sortir.

J.V: Avant ça coûtait cher mais y avait moyen de se débrouiller, parfois en souffrant un peu. Le talent trouvait sa place. Maintenant, il ne fait même pas du kart le talent.

P.L: Et c’est pour ça qu’on s’est dit qu’il fallait qu’on re-démocratise cela. Pourquoi nous, je ne sais pas…

J.V: Parce qu’on a toujours l’habitude de se lancer dans des trucs avant de réfléchir (rires)! Plus sérieusement, voir les jeunes et communiquer avec eux, surtout en voyant combien ils ont évolué. On voit tout de suite leur bonheur de comprendre des choses et c’est grisant.

P.L: Cette expérience du volant est hallucinante. Pour les pilotes, les jeunes, les parents et nous évidemment. Aujourd’hui, certaines personnes qui ne peuvent pas débourser 250 000€ peuvent aligner 12 000€ pour donner une chance à leur fils ou leur fille. Et ça c’est génial.

J.V: D’autant que c’est donner sa chance à son enfant, sans que ça soit Noël tous les jours. Il faut travailler dur pour se mettre au niveau et y arriver. C’est pas comme si on disait: « Tiens voila 2 millions d’euros, va faire une saison de F2, va t’amuser ». Je ne serais pas capable de donner cette éducation pour que mes enfants aillent faire leurs petites courses. Ici tout le monde a le même menu, il n’y a plus de doutes sur les performances.

P.L: Il faut montrer qu’il y a du talent dans le sport. Ici, déjà, une fois que tu es allé au bout, tu as du mérite, tu sais comment ça se passe.

LMSA: Accéder à la F1 s’est considérablement compliqué ces dernières années. Y retrouvera-t-on vos protégés dans les années à venir?

J.V: Il ne faut pas juste penser Formule 1, mais carrière. Quand on se lance dans un métier, c’est pour avoir des sous. Ça devrait être pareil ici. Feed Racing, c’est pas juste F1 ou rien. C’est plus faire 20 ans de sport auto, gagner un peu d’argent, de manière à avoir un métier. Déjà cela ce serait une réussite. La F1 c’est le summum, mais penser uniquement à la F1, c’est rêver au jet-set,… Nous on rêve au sport automobile.

P.L: Et ce n’est pas nous qui pilotons, là. Même s’ils ont le talent, c’est aux vainqueurs de faire les sacrifices. Si on a un jeune qui gagne ici, puis en F4, on fera tout pour l’aider. Le talent a sa place et sera facile à vendre par la suite. Si un jeune gagne chez nous, brille par la suite et a le petit truc en plus, c’est évident qu’on sera derrière pour l’aider au maximum.

(Crédit photo: Race Clutch)

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